Appel à article – L’éducation complexe : un nouveau paradigme ?
Fabienne Serina-Karsky et Séverine Parayre
Argumentaire
Les travaux d’Edgar Morin relatifs à la pensée complexe permettent de proposer une vision profondément humaniste du monde. Comment comprendre la dimension complexe de la pensée d’Edgar Morin qui intègre et relie des phénomènes « où les individus peuvent s’entraider, s’entre-épanouir, s’entre-réguler, s’entre-contrôler » (Morin, 1999a) ? Cette éducation complexe permet-elle l’émergence d’un nouveau paradigme éducatif « qui unit de façon complémentaire des termes antagonistes » pour instaurer une démocratie qui permet une nouvelle relation entre l’individu et la société ? Les réflexions d’Edgar Morin dessinent-elles un nouveau questionnement sur la relation éducative, la prise en compte de l’humain et de l’autre dans l’école d’aujourd’hui (Mutuale, 2017) ? S’agit-il d’un nouveau paradigme de l’éducation complexe en lien plus ou moins direct avec celui de l’éducation nouvelle ?
La notion de paradigme, défini par Kuhn comme correspondant à l’organisation de principes communs constitutifs d’une théorie résultante d’une révolution scientifique (Kuhn, 1983), comprend la notion de crise qu’André Bejin et Edgar Morin définissent comme désignant « le moment de vérité d’un système où celui-ci oscille entre la prise angoissée sur ce qu’il détermine comme constituant sa surface, son espace actuel […] et l’émergence évolutive, lourde d’espoirs et de menaces, que rend possible la libération des énergies et des germes de l’espace potentiel » (Bejin, Morin, 1976). Ces notions, mises en parallèle avec la crise de l’éducation telle qu’elle apparaît dans la seconde moitié du XXe siècle (Arendt, 1972), permettent de penser la crise comme participant à l’émergence d’un nouveau paradigme éducatif, que nous identifions comme étant celui de l’éducation complexe.
Étendue à l’éducation, la complexité suppose « de réformer la pensée pour réformer l’enseignement et de réformer l’enseignement pour réformer la pensée », ainsi que Morin le préconise dans La tête bien faite (1999a). Dans Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, il expose « des problèmes centraux ou fondamentaux, qui demeurent totalement ignorés ou oubliés, et qui sont nécessaires à enseigner dans le siècle futur » (1999b). Sa réflexion sur les savoirs fondamentaux le conduit à proposer les sept savoirs suivants :
- les cécités de la connaissance : l’erreur et l’illusion ;
- les principes d’une connaissance pertinente ;
- enseigner la condition humaine ;
- enseigner l’identité terrienne ;
- affronter les incertitudes ;
- enseigner la compréhension ;
- l’éthique du genre humain.
Tout au long de ce texte, nous retrouvons ce qui fait sens pour Morin : le lien. Outre le lien entre les individus, il propose de recréer le lien entre les connaissances sans lequel elles restent vides de sens. Selon l’auteur, la question est alors de savoir comment avoir accès aux connaissances, comment les articuler et les organiser, et enfin comment « percevoir et concevoir le Contexte, le Global (la relation tout/parties), le Multidimensionnel, le Complexe ? », reprenant ainsi pour penser l’éducation du futur le principe de Pascal posant comme « impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties » (Morin, 2008).
Au-delà des aspects théoriques, nous pouvons retrouver ces éléments sur un plan pratique notamment par les exemples qu’apporte Abraham Segal, dans son film Enseignez à vivre ! Edgar Morin et l’éducation innovante, qui met en perspective les idées de Morin avec les pédagogies innovantes mises en place dans le cadre d’établissements publics expérimentaux (Segal, 2017). D’autre part, des établissements scolaires se saisissent du nom d’Edgar Morin pour afficher leur affiliation à la pensée complexe appliquée à l’éducation, c’est le cas du Lycée d’excellence Edgar Morin de Douai, ou encore du Lycée Edgar Morin à Bordeaux. Plus récemment encore, l’annonce de l’ouverture à la rentrée prochaine d’un collège alternatif près de Rennes dénommé « Campus Montessori-Morin » permet de penser un changement de paradigme éducatif, qui relierait l’éducation nouvelle d’hier à l’éducation complexe de demain. Les récentes actualités de l’éducation nouvelle tendent à prouver que la quête d’une école basée sur une transversalité dans les apprentissages et une prise en compte de l’enfant dans sa globalité reste une question vive. Les recherches en éducation montrent en effet que les innovations des pédagogues du début du XXe siècle pourraient aujourd’hui servir une éducation nationale en quête de remèdes (Gutierrez, Besse, Prost, 2012 ; Riondet, Hofstetter, Go, 2018). Relu à l’aune des questionnements du XXIe siècle, nous serions ainsi à l’orée d’un nouveau paradigme scolaire dont la crise de l’école constituerait seulement la partie apparente de l’iceberg.
A partir de ces différents points, cet appel à contribution vise à mettre au jour des notions et des pratiques susceptibles de mieux appréhender le paradigme de l’éducation complexe, en référence aux travaux d’Edgar Morin (1999a, 1999b, 2008, 2014). Il s’agira de mieux comprendre comment la pensée complexe, qui tente de relier chacun des éléments que sont la connaissance, l’individu et la société, peut être envisagée dans le cadre éducatif et scolaire. Quels liens et quelles influences peuvent être questionnés pour penser l’éducation complexe d’Edgar Morin ? Sur quelles pratiques, quels modèles, l’éducation complexe prend-elle appui ? Comment cette éducation complexe peut-elle être pensée dans le cadre de la formation des enseignants et des éducateurs, s’agit-il d’enseigner l’éducation à la complexité, de former à la pensée complexe ?
Soumissions des articles et calendrier
Les contributions attendues pour ce numéro pourront ainsi s’articuler autour de 3 axes qui présenteront :
Les apports théoriques de l’éducation complexe : les auteurs sont invités à s’interroger sur l’émergence d’un nouveau paradigme éducatif dans la pensée de Morin à partir d’apports théoriques, qu’ils soient philosophiques, sociologiques, anthropologiques, pédagogiques qui permettront de l’éclairer. Il s’agira par exemple de relier cette éducation du futur à l’éducation nouvelle d’hier, qui prônait dès le début du XXe siècle la transdisciplinarité et le globalisme et plaçait l’enfant au cœur du système. Quelle pourrait être la genèse de ce nouveau paradigme éducatif ? Comment repérer ses différentes filiations ? Quels sont les établissements qui s’y réfèrent ?
Des recherches empiriques : des expériences de collaborations éducatives ou de mise en place de dispositifs particuliers conçus pour créer du lien dans le quotidien de l’école. Quelles pratiques pédagogiques, quels aménagements sont-ils conçus et mis en place, entre les différents acteurs de l’école, entre les connaissances ? Aménagement de l’espace, des temps d’apprentissage, organisations apprenantes, autant d’expériences qui participent aujourd’hui à créer dans le cadre scolaire des espaces propices au développement de l’éducation complexe tel que nous l’avons esquissé ci-avant.
La formation à l’éducation complexe : quel pourrait être l’apport d’Edgar Morin et de la théorie de la complexité appliquée à l’éducation dans la formation des enseignants et des éducateurs ? Quels en sont les prémices, et comment pourrait-on l’envisager dans un futur proche ? Il pourra ici être question de la prise en compte dans la formation de notions liées aux savoirs scolaires à travers une approche interdisciplinaire, transdisciplinaire, mais également de la prise en compte de l’humain en ouvrant à la dimension de l’épanouissement, du bien-être, de la construction de la personne.
Les propositions d’articles sur la base d’une page devront être envoyées au plus tard le 15 septembre 2019 aux coordinatrices (f.serina-karsky@icp.fr et s.parayre@icp.fr). Les auteurs veilleront à mentionner leurs coordonnées complètes (statut, institution de rattachement, adresse postale et e-mail) et expliciteront la façon dont ils s’inscrivent dans un ou plusieurs des axes proposés par l’appel. Un retour leur sera adressé avant le 15 octobre 2019. Après cet accord de principe, les textes complets des articles, d’environ 30000-50000 signes, sont attendus au plus tard le 1er janvier 2020.
Bibliographie
- Arendt, H. (1972). La crise de la culture. Paris : Gallimard, coll. « Folio ».
- Gutierrez, L., Besse L., Prost A. (2012). Réformer l’école – L’apport de l’éducation nouvelle (1930-1970). Grenoble : PUG.
- Kuhn, T.S. (1983). La structure des révolutions scientifiques. Paris : Flammarion.
- Morin, E. (1999a). La Tête bien faite. Repenser la réforme, réformer la pensée. Paris : Éditions du Seuil.
- Morin, E. (1999b). Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur. Paris : Éditions du Seuil.
- Morin, E. (2008). La Méthode I. Paris : Seuil.
- Morin, E. (2014). Enseigner à vivre. Manifeste pour changer l’éducation. Arles/Paris : Actes Sud/Play Bac.
- Mutuale, A. (2017). De la relation en éducation. Pédagogie, éthique, politique. Paris : Téraèdre.
- Riondet, X., Hofstetter, R., Go, H.-L. (2018). Les acteurs de l’éducation nouvelle au XXe siècle : itinéraires et connexions. Grenoble : PUG.
- Segal, A. (2017). Enseignez à vivre ! Edgar Morin et l’éducation innovante. Films Enquête.